Gwen, libraire à Gouesnou aime "L'ambition", d'Iegor Gran

Coup de coeur et entretien avec l'auteur, de Gwen, libraire à l'Espace Culturel E.Leclerc Porte de Gouesnou

Après son savoureux L’écologie en bas de chez moi, Iegor Gran poursuit son observation au laser des moeurs modernes, mise cette fois en perspective des travers humains, ceux qui permirent à l’homme sa grande aventure émancipatrice, avec ses bonheurs, certes, mais aussi son tragique.

 

A quelques millénaires de distance, nous évoluons dans ce roman entre l’histoire de José, personnage qui pourrait passer pour un loser mais qui, par son ambition de ne pas emprunter les chemins convenus menant à la réussite standard, nourrit des rêves d’accomplissement social et professionnel le faisant passer, aux yeux de sa copine d’abord, pour un raté sans avenir, un doux rêveur, un perdant, José donc, et l’histoire, tout à fait similaire dans sa structure, de Chmp et de sa compagne U, vivant à l’époque des pierres.

 

Avec l’humour et l’ironie qui le caractérisent, Gran nous conte une histoire légère, douce-amère, au style plaisant, pour nous dire que finalement, dans l’être humain, rien ne change fondamentalemet jamais. De génération en génération, nous transmettons nos pauvres tares, et l’ambition, qui est le moteur de ce roman, agit les hommes de la même manière que les charmes de la séduction chez les femmes, etc…

 

Gran s’attaque à la société matriarcale qui, au temps du Néolithique, prévalait pour le bien de la tribu quand elle pousse aujourd’hui chaque femme à nourir des ambitions personnelles rentrant en conflit avec la nature du masculin. En passant, il égratigne l’éducation, la médiocrité ambiante, le snobisme de l’Art vu à travers le prisme de l’idéologie gauchiste.

 

Un roman élégamment décapant, dont on ressort plus lucide.


Entretien avec Iegor Gran

G.D. : Bonjour Iegor Gran. En cette rentrée littéraire, vous publiez L’Ambition, roman faisant se chevaucher l’histoire de José, habitant des temps contemporains, et de Chmp, lointain ancêtre du néolithique. Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de cette mécanique narrative ?

 

I.G. : Quand on possède une machine à voyager dans le temps, on s’en sert !… Le jour où je me suis mis à réfléchir aux petites ambitions de notre époque, à l’organisation tatillonne du travail, au partage infinitésimal des tâches, à la difficulté de trouver sa vocation, à la peur du chômage, au besoin d’être utile dans une société qui se passe très bien de vos services, etc., je me suis demandé ce que devait être l’ambition de nos lointains ancêtres, confrontés aux changements radicaux de la sédentarisation – le début d’une certaine forme de calvaire qui dure jusqu’à nos jours et qui n’est pas prêt de s’arrêter. Par ricochet sur une époque éloignée, la double narration permet de mettre du contraste sur chaque partie du récit ; sans même s’en rendre compte, le lecteur se met aussitôt à chercher des similitudes et des différences entre les deux époques, ce qui permet de ressentir (je l’espère) une certaine forme d’omniscience.

 

Le titre, L’Ambition, semble un titre ironique, tant José paraît habité par une ambition iconoclaste vis-à-vis du modèle de réussite actuel, comme s’il incarnait la figure du rebelle officiel. Chmp, lui, est perçu par son matriarcat ancestral comme mettant en danger sa tribu animiste, tribu cherchant à castrer ses ambitions d’émancipation personnelle pour le bien commun de leur petite société.

Tout se passe pour José et pour Chmp dans un rapport conflictuel à la femme. Vous contestez l’affirmation d’Aragon : la femme est l’avenir de l’homme ?

 

D’instinct, je me méfie de toute expression composée avec le mot « avenir » – emploi d’avenir, par exemple. L’avenir sonne comme un tambourin, dans la grandiloquence et l’illusion de progrès, l’avenir donne bonne conscience, mais le résultat est souvent pathétique. Cela dit, la femme est incontestablement le présent de l’homme. Est-elle aussi son passé ? Un certain nombre de chercheurs pensent que oui, qu’il est probable que de nombreuses tribus du paléolithique ou du néolithique avaient une structure matriarcale – les fameuses « Vénus » ne sont-elles pas un témoignage de l’adoration vouée à la femme et à la maternité ?… Dans ce contexte, il est assez tentant de penser que les étapes fondatrices de notre civilisation, telles que l’élevage, l’agriculture ou la notion de propriété privée ont été mises en place par des femmes, pour le meilleur comme pour le pire.

 

Vous poursuivez la composition d’une œuvre critique et caustique vis-à-vis du monde actuel, prenant à revers les travers de l’époque, dépeçant hier l’idéologie écologique, aujourd’hui le snobisme de l’Art, l’Éducation, la médiocrité ambiante. On sort de vos livres comme plus intelligents, plus lucides. La littérature est-elle œuvre de salut public ?

 

La littérature, comme toute activité artistique, est un médicament égoïste dont l’auteur se sert pour son plaisir et sa survie personnelle. Elle est, par essence, masturbatoire. Il arrive parfois qu’elle peut, en plus, provoquer des idées chez le lecteur, et du plaisir. Tant mieux ! Quant à bouleverser les consciences et sauver le monde, cela fait belle lurette que je n’y crois pas : comment concevoir sinon l’apparition de la barbarie nazie dans un pays à la culture aussi épanouie et raffinée que l’Allemagne ?… Si elle peut nous aider à vivre avec notre banalité, ce ne serait déjà pas si mal.

 

« Ils échangèrent ensuite des données techniques sur la carte graphique et la mémoire vive de José. Cette cérémonie, dont la signification correspondrait à l’épouillage chez certains primates, permet d’établir une échelle de domination ».

Vous évoquez à travers cet extrait une notion fondamentale, prenant à revers le principe de la sacro-sainte modernité : celle de la permanence. Finalement, rien ne changerait fondamentalement dans le genre humain ?

 

Je le crois volontiers. Il y a une égalité de forme et de fond : si notre ADN est semblable dans ses grandes lignes à celui du premier Homo sapiens, il n’y a pas de raison que les mécanismes internes de sa raison et de sa conscience aient été modifiés. La manière d’exprimer sa peur, sa joie, sa bonté change sans doute en fonction du substrat culturel sur lequel on grandit, mais les rouages profonds restent identiques. Si cette hypothèse est vraie, et je l’espère, ce sera bien pratique à l’heure du Jugement dernier, et l’on pourra facilement comparer les réussites et les échecs des uns et des autres, que l’on soit du néolithique ou de la Renaissance.

 

Cécile, la copine de José au début du roman, lui révèle, à la fin de l’histoire : « Moi, je voudrais ouvrir une galerie. Ce sera de la photo contemporaine européenne, non française surtout ».

Pourquoi cet écho à la détestation ambiante de la France par les faiseurs français d’idéologie gauchisante ? Et pourquoi ce signe fait à l’Europe plutôt qu’aux continents extra-européens, unanimement accrédités sous nos latitudes par l’avènement de l’Art américain ? Car Cécile devrait regarder vers les USA, en toute logique, non ?

 

Fausse piste. Il y a dans la photo contemporaine beaucoup d’artistes européens, Allemands par exemple, qui s’imposent dans les expositions et chez les collectionneurs. Je pense notamment à Andreas Gursky et à toute l’école dite « de Düsseldorf ». Il n’y a pas de détestation de la France chez Cécile, juste une envie pragmatique de se démarquer de son ancienne galerie pour ne pas se retrouver en concurrence sur le même marché. Elle a le marketing inné, pourrait-on dire – un des traits de ceux qui réussissent à notre époque.

 

José se cherche. Chmp se cherche. Ces hommes partent à la recherche d’eux-mêmes, se trouvant socialement empêchés par les femmes. Vous avez fait le choix d’appeler la tribu de Chmp tribu « de la Pierre percée ». Chmp quête cette Pierre percée originelle. Est-ce une allusion discrète et ironique aux pouvoirs secrets de l’alchimie, dont Bruno, élève de José, semble être un adepte dévoyé ?

 

Ce que Bruno essaie de faire comprendre à José, c’est que l’ambition seule ne suffit pas ; il faut en plus de la chance. Un peu de hasard dans un monde rationnel. En ce sens, Bruno est aux antipodes du mythe actuel qui postule que l’ambition se suffit à elle-même, qu’en « y croyant » et en faisant des efforts on finira par « y arriver », comme le formulent ad nauseam le cinéma hollywoodien et bon nombre de parents inquiets devant les résultats scolaires de leurs enfants. Chmp a raison : aussi idiote qu’elle nous paraît, sa quête de la Pierre percée donne du sens et de la grandeur à sa vie, là où José ne brasse que du vide.

 

Vous apparaissez dans votre roman, étant un ami de José, et faites de vous-même un portrait en écrivain amusant, certes, mais peu flatteur. Fausse modestie sur votre rôle d’écrivain ?

 

Je trouvais en effet utile (et symboliquement fort) qu’un personnage de fiction, lorsqu’il se trouve en difficulté, appelle à l’aide l’écrivain qui l’a conçu en lui envoyant un sms. Il le convoque, un peu comme on appelle Satan lors d’une messe noire, et l’écrivain ne peut se dérober malgré le peu d’estime qu’il a pour José. Si la créature n’est pas un ange, que dire du créateur ?

 

Quelle est votre ambition Iegor Gran ?

 

Le prix Nobel de littérature me paraît tout indiqué. Et, quand je l’aurai, je saurai rester simple, accessible et ludique, promis !

 

Nous savons maintenant votre penchant pour la procrastination. Cependant, depuis 15 ans, vous publiez de manière très régulière. Un mot sur votre prochain livre ?

 

Lave-vaisselle.

 

Merci Iegor Gran

 

Propos recueillis par Gwen, libraire à l'Espace Culturel E.Leclerc Porte de Gouesnou

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